L’histoire mouvementée du LSD débute ainsi par la découverte de son énorme puissance psychédélique. 75 ans plus tard, une exposition de la Bibliothèque nationale suisse retrace les nombreux impacts culturels et sociaux du LSD et les débats qu’il a suscités.
Il me fallut faire les plus grands efforts pour me faire comprendre ; je priai ma laborantine de me raccompagner à la maison. Sur le chemin du retour, que nous parcourûmes à vélo, mon état commençait déjà à prendre une allure inquiétante. Dans mon champ de vision, tout vacillait ; les choses m’apparaissaient comme dans un miroir déformant.
Arthur Stoll a commencé ses recherches chez Sandoz AG à Bâle vers 1920. D’une plante médicinale bien connue, l’ergot de seigle, il tire un remède contre la migraine, l'ergotamine, qui s'avère être un best-seller.
Pour la production d'ergotamine, Sandoz AG cultive l'ergot à grande échelle. C'est une histoire très paradoxale : Alors que la Suisse se consacre au plan Wahlen pour assurer de la culture en suffisance pendant la deuxième guerre mondiale, les paysans, les détenus et des travailleurs à la demande, de l'Emmental et d'ailleurs, traversent les champs de seigle avec leur attirail pour infecter les plantes avec de l'ergot.
Roggenähre mit Mutterkorn, Institut für Medizingeschichte Universität Bern.
Y a-t-il encore de potentielles substances utilisables qui sommeillent dans l'ergot ? Quand Albert Hofmann rejoint l'équipe de Stoll dans les années 1930, c'est exactement ce qu'il va découvrir. Dans le laboratoire de Sandoz AG, Hofmann analyse méticuleusement les différents composants de l'ergot. L'un d'entre eux est l'acide lysergique diéthylamide, LSD en abrégé.
Le 16 avril 1943, Albert Hofmann ingère accidentellement un résidu de LSD. Voilà qu’il devient la première personne à ressentir l'effet psychédélique de la substance. Trois jours plus tard, Hofmann en reprend. Dans une expérience personnelle, il veut examiner de plus près l'expérience précédente. Mais une étrange agitation et une forte déception l'obligent à rentrer chez lui. La légendaire randonnée à vélo de Hofmann est commémorée chaque année le 19 avril, le "Bicycle Day".
L'effet fortement hallucinogène du LSD se confirme dans cette expérience personnelle : une voisine que Hofmann connaît bien, venue pour lui donner du lait afin de soulager ses malaises, se transforme en "sorcière malicieuse et insidieuse au visage grimaçant. Hofmann est entré dans un autre monde. Puis, avec le temps, l'impression initiale d'être devenu fou cède la place à un sentiment de bonheur. Là, Hofmann apprécie le jeu inédit de couleurs et de formes qui se présente alors qu’il a les yeux fermés.
De ses qualités actives découlèrent des possibilités très variées d’applications médico-psychiatriques du LSD. Sandoz mit donc la nouvelle substance, qui reçut sur mon conseil l’appellation commerciale de « Delysid » (abréviation de D-LYS ergsäurediäthylamID) à la disposition des instituts de recherche et du corps médical.
Après d'autres autodiagnostics et des tests sur les animaux, Sandoz AG déclare le LSD comme inoffensif pour la santé. La société distribue la substance sous le nom de "Delysid" gratuitement et largement à des fins de recherche.
Jusqu'en 1950, le LSD est devenu le matériau expérimental par excellence. Sandoz AG envisage de manière intensive le lancement sur le marché de Delysid.
Selon la notice explicative, Delysid permet au médecin, en auto-utilisation, d’obtenir un aperçu du monde des idées des malades mentaux. Ce médicament déclenche également des psychoses artificielles à court terme chez les personnes en bonne santé.
L'intoxication au LSD est décrite comme une "folie en miniature". Les psychiatres espèrent enfin mieux comprendre les maladies mentales avec le LSD. Le LSD s'inscrit ainsi dans l'euphorie pharmacologique du milieu du XXe siècle. Il y a de grands espoirs de pouvoir contrôler le psychisme chimiquement avec le LSD. De la volonté des soldats de se battre, au tissage des araignées, à la convoitise des alcooliques, le remède miracle à haut potentiel "Delysid" est testé dans de nombreux contextes.
C’est dans les années 1964 à 1966 que la publicité pour le LSD atteignit son point culminant, tant dans les rapports enthousiastes de fanatiques de la drogue et de hippies sur les effets merveilleux du LSD, que dans les annonces d’accidents, de dépressions psychiques, d’actes criminels ou de suicides sous l’influence du LSD. Il régnait une véritable hystérie autour du LSD.
Hofmann observe avec inquiétude la dissolution des limites de la consommation de LSD. Il est convaincu que le fait de prendre du LSD en dehors d'un cadre médical et sans supervision comporte de nombreux dangers. Hofmann rejette fermement la consommation gratuite de LSD, mais préconise des séries de tests guidés par des artistes, des humanistes et des psychologues.
Une autre approche est représentée par Timothy Leary, conférencier en psychologie à Harvard. Leary est convaincu que le LSD est le bon médicament pour son époque. Il demande un accès gratuit et illimité aux drogues psychédéliques. Pour lui, la société est en mouvement : le mouvement pour la paix, la libération sexuelle, les nouveaux chemins de l'art et de la culture. Une critique de la société de la performance font du LSD pour Leary le catalyseur d'une révolution pacifique.
Comme les séries de tests de Leary donnent de plus en plus l'apparence de soirées LSD, celui que l’on appelera le « pape du LSD » perd sa position académique. Il sera condamné à une peine de prison draconienne. Une évasion aventurière l'emmène en Suisse. Il y rencontre Albert Hofmann, Walter Vogt et d'autres. Avec le groupe de rock psychédélique "Ash Ra Temple", Leary enregistre un album studio à Berne sous l'influence du LSD.
Au fur et à mesure que le LSD se propage, les influences psychédéliques sur la culture pop deviennent de plus en plus claires. Après 1960, un art psychédélique indépendant et un style de musique se développent.
Avec la chanson "Lucy in the Sky with Diamonds" en 1967, les Beatles ont probablement inconsciemment créé un des hymnes les plus célèbres du LSD. D'autres groupes communiquent ouvertement leur consommation de LSD et expliquent le voyage comme source d'inspiration pour leur musique.
Avec "Cottonwood Hill" (1971), par exemple, le groupe suisse "Brainticket" écrit un morceau de l'histoire musicale suisse aussi expérimental que psychédélique.
Albert Hofmann tient à rester éloigner des excès de ce mouvement psychédélique désinhibé. Mais malgré lui, le créateur du LSD est vénéré par les consommateurs et les fans comme une figure culte.
La combinaison de la désobéissance sociale et d'une large consommation a conduit à une vague de répression à partir de la seconde moitié des années 1960 : en 1966, la production, la possession et la consommation de LSD ont été interdites aux Etats-Unis. En 1968, année hippie, la Suisse fait de même en interdisant partiellement cette substance.
Pour Hofmann, les interdictions vont trop loin. Ils interdisent également toute recherche scientifique sur et avec la substance. En 1979, Hofmann publie "LSD, mein Sorgenkind", son regard personnel sur l'histoire du LSD. Hofmann veut intervenir dans le débat public. Il adopte une attitude positive à l'égard du LSD, ignore certains aspects critiques, tels que sa coopération avec l'armée sur l'utilisation militaire du LSD, et essaie de sauver la substance. L'"enfant à problèmes" qui est devenu son LSD doit redevenir selon lui un "enfant miracle".
Des comptes rendus d’expériences au LSD font état de découvertes esthétiques tout à fait inattendues, au point qu’elles firent émerger des points de vue nouveaux sur la nature des processus créateurs. Dans leur production, les artistes étaient influencés d’une manière qui n’avait rien de conventionnel. Ce qui donna naissance à un genre artistique qui fit fortune sous le nom d’art psychédélique.
Serge Stauffer incarne une autre forme de libération artistique. Stauffer ne fait pas de l'art psychédélique, mais incorpore ses expériences du LSD dans une œuvre indépendante. Par des collages, des images de texte et des coupes géométriques, il exprime comment il perçoit "l'art comme une recherche".
Stauffer, qui est connu comme traducteur et expert pour Marcel Duchamp, représente aussi un éveil institutionnel. En 1971, il cofonde l'école F + F de design expérimental à Zurich. Les formes et les couleurs sont ici explorées avec des approches libératrices et l'éveil artistique est stimulé par de nouvelles impulsions.
Parmi les relations personnelles que je dois au LSD, il y a aussi mon amitié avec le Dr Walter Vogt, médecin psychiatre et écrivain. Il s’intéressait moins aux aspects médicaux du LSD qu’à ses effets psychologiques profonds, ses effets modificateurs du champ de conscience.
En novembre 1970, Walter Vogt envoie un colis à Albert Hofmann. Il contient son livre "L'oiseau sur la table". Vogt demande au chimiste de le contacter. Hofmann, qui collectionne les autographes et correspond déjà avec des auteurs comme Aldous Huxley et Ernst Jünger, répond à Vogt avec plaisir. Bientôt, il s'avère que les deux hommes partagent un intérêt commun pour les oiseaux, la littérature et le LSD. Ils se rendent visite et prennent probablement aussi du LSD ensemble. Une amitié et un échange de lettres soutenu se développent en parallèle.
PARCOUREZ LA CORRESPONDANCE DE WALTER VOGT ET ALBERT HOFMANN. ELLE EST PUBLIÉE ICI POUR LA PREMIÈRE FOIS.
Si l’on arrivait à savoir mieux utiliser, dans une pratique médicale en relation avec la méditation, les capacités du LSD à provoquer des expériences visionnaires dans certaines conditions, alors, je crois que d’enfant terrible, il pourrait devenir enfant prodige.
Le 29 avril 2008, Albert Hofmann meurt de vieillesse. Peu avant sa mort, il apprend avec satisfaction que les autorités suisses ont accordé une exemption pour une étude psychiatrique au LSD. C'est une première dans le monde depuis les années 1970.
L’évolution des neurosciences et les autorisations officielles d'exemption rendent aujourd’hui possible une forme de renaissance du LSD. Aujourd'hui, les processus de conscience sont étudiés en Suisse et aux Etats-Unis en utilisant des méthodes d'imagerie où le LSD est utilisé expérimentalement en psychothérapie.
Ainsi l'espoir de Hofmann qu'un jour son enfant à problème devienne un enfant prodigue semble ne semple plus si maigre : non seulement la substance comporte un faible risque de dépendance mais de plus elle peut aujourd’hui être perçue davantage comme un potentiel thérapeutique pour par exemple la dépression et le traitement des malades en phase terminale.
Même s'il s'agit d'une drogue illégale, le LSD est encore très répandu aujourd'hui. Après la cocaïne, l'ecstasy et les amphétamines, c'est probablement la substance illicite la plus consommée en Suisse.
Par ailleurs des consommateurs imaginatifs ont aujourd’hui développé la pratique du microdosage. À petites doses, le LSD devrait aider les programmeurs, les graphistes ou les écrivains à travailler de façon plus productive, plus concentrée et plus créative.
Il y a un fait: l’usage du LSD est en train de changer. Nous assistons même à un virage à 180 degrés. Ce qui servait dans les années 60 d’outil pour s’extraire d’un monde du travail perçu comme aliénant est maintenant, est aujourd’hui devenu un outil pour mieux fonctionner au sein de l'ordre social existant. La question de savoir quelle direction prendra cette histoire dans le futur reste ouverte.